De la joie: qu’il y ait quelqu’un

Un élève: « Tout est dans la confiance. Tout part de là »

Lâchez prise. Mettez votre moi au vestiaire. Débarrassez-vous de tous vos sacs: ils vous alourdissent, vous encombrent, vous masquent. Les expériences ont déjà été faites. L’enfance est loin.

Ici, on ré-expérimente le premier pas, le premier mot, le premier émerveillement.  Ici, vous êtes protégés. Ici, rien que de la bienveillance.  Laissez tomber  les masques du dehors. Jouez ! Le parc d’enfant. 

Faire tout comme pour la première fois. Faire de chaque chose, chaque geste, chaque mot un évènement. Etre sans cesse dans l’étonnement. Oubliez !  Le texte qu’on joue est forcément joyeux, quelque ce soit le sentiment qu’il nous fait traverser. La joie est notre boussole.

La joie et non pas le bonheur. La joie est proche de la très grande colère: affirmation, revendication, combat contre la mort. Les empêcheurs d’existence. La joie comme la colère libère.

Non seulement se donner le droit d’être là, mais aussi et surtout: l’obligation d’y être. La première règle: qu’il y ait quelqu’un. 

Sinon, il n’y a personne.

Le corps est poreux, de toutes parts. Ne pas chercher à faire, se laisser faire.

Lâcher afin de choisir sans regrets. Chaque geste, chaque mot est affirmé parmi des milliers d’autres. La pensée a parcouru puis rejeté, en un millième de seconde, des centaines de mots pour n’en retenir qu’un seul. Précision du vocabulaire. Et ce choix est joyeux.

Passer par la négation pour affirmer. Oser. Chaque respiration, un risque, un pari, un combat. Une joie.

L’essence de celui qui est vivant: la joie.

Aller jusqu’au bout de chaque mot, de chaque geste.

Sentiment que ce qu’on cherche, c’est cette position: une continuité joyeuse, apaisée et profonde entre la tête et le corps.

Soyez joyeux et confiant. Rilke

Le palais

Ne cherchez pas le “résultat” tout de suite. Ne planifiez rien. Pas de plan pré-établi au palais dont vous rêvez. C’est en arpentant le plateau que, peu à peu, vous le ferez surgir. 

Patience ! 

Rêvez, si cela vous chante, à l’impossible, mais dès que ça commence à jouer, visez le petit. Visez les détails. Alors vous aurez une chance d’atteindre le grand.

Privilégiez toujours les petites portes. Soyez dans l’attente tranquille. Frémissement de cette chose qui va arriver. La richesse est toujours tapie derrière une petite porte. 

Derrière chacune d’elle, la promesse d’un palais.

La musique est un merveilleux alcool

Le soi gyntien – c’est l’armée des désirs, des plaisirs, des envies le soi gyntien, mais c’est la mer des prétentions, des exigences, des fantaisies, tout ce qui justement se gonfle en ma poitrine, tout ce qui fait que moi, je vis comme je vis. Peer Gynt – Ibsen

Tout est bon lorsqu’il s’agit de “lâcher”. Nous répétons souvent en musique. J’essaie d’en trouver une adéquate à chaque scène.

Oui, il faut souvent réveiller la monture sur laquelle nous nous mouvons, lui donner une vigueur sans pareil, la rendre à sa sauvagerie joyeuse. Et ce, quelque soit le sentiment: tragique,  amoureux,  etc…

Les enfants savent si bien le faire. Ainsi le théâtre redeviendra ce qu’il a toujours été: un terrain de jeu.

Quai Ouest – Notes

Une histoire à se flinguer – malgré la formidable vie qui suinte à chaque parole.

Chaque page, un combat. Revenir aux besoins vitaux: bouffer, survivre, ne pas mourir.

Mais aussi: rêver et désirer. « La mer » de Trénet, à chaque apparition de Charles. Et à la toute fin aussi. Lorsqu’il appellera la mort. 

Diction, rythme. La langue se fait musique. Temps, contre-temps. Profération. La langue est d’une précision redoutable. Portée par des corps à vifs.

On sent que ça va mal se finir – Tout comme chez Racine. Il n’y a pas tant de chemins que ça. Ici, pour ceux qui sont démunis de tout.

Nous lisons que Isaac de Bankolé était allé monter la pièce dans des villages africains, et que le public riait.

Trouver la légèreté du texte. Ne pas le dramatiser ni l’alourdir. Même Chéreau avouait qu’il s’y est cassé les dents. Penser à Barbes.  L’humour si particulier des blacks. La « tchache » des rebeux.

Traiter l’énigme au coeur de tous ces personnages n’est pas une mince affaire.

« Courir nu »

« Courir nu » disait Vitez: viser à chaque fois une renaissance, une innocence radicale, éblouissante.

Pied de nez. Nique à la vérité officielle de soi, ce mensonge que l’on croit vital. Et qui l’est, sans doute, dans la « vraie vie » – si difficile.

Rejeter tout pouvoir, toute loi. Tout jugement. 

Abandonner tous nos empêchements, résultats d’injonctions multiples et répétées, intériorisés depuis la sortie de la vraie enfance. Paroles et gestes qui nous rétrécissent, lesquels ont travaillé parfois à ce que la vie se vide de la vie, nous transformant en peau-costume. Vêtement toujours trop étriqué, mais si douillet…

Abandonner le moi-doudou, « le faux ami », celui qui nous plaint et nous protège tant bien que mal . Fiction dérisoire, ennemie du vrai courage, si humaine après tout.

Le théâtre n’a de pire ennemi que lui-même: cette mise en scène de soi, du « je sais et je maitrise et vous le fait goûter « . Séduction creuse. Aucune place pour la vraie l’énigme de soi.

Courir dans le vent, ouverts à toutes définitions.

Aux élèves des ateliers du Théâtre des Quartiers d’Ivry (2011)

Je me souviens de TOUT

Je me souviens du terrible éclat de rire de Luce au moment d’assassiner la Petite Maleine et du bruit du chien, derrière la porte et de ma peur aussi au moment de ce baptême du feu.

Je me souviens du Roi Lear et de la danse d’Ophélie dans la lande.

Je me souviens des réveils de Rosaura et de la musique de Chaplin.

Je me souviens du carré de lumière des Bas Fonds et de la grande tirade de Satine sur l’Homme.

Je me souviens de la folle et magnifique aventure que cela a été de jouer toute l’Orestie en une heure

Je me souviens du café de Don Juan et de la statue du Commandeur, faite de bric et de broc – clin d’oeil à  Ensor et jugé révulsant esthétiquement par un de mes collègues qui se reconnaitra.

Je me souviens de la voix d’outre tombe du fantôme d’Oedipe.

Je me souviens de TOUT

Mais je me souviens particulièrement d’un tour de table d’octobre 2011 où chacun devait dire pourquoi il était là.

Je me souviens de toutes les réponses données – en tout 13 – tant elles étaient aussi inouïes aussi INTIMES et bouleversantes  les unes que les autres et de  chacun des visages et de la qualité du silence qui régnait dans cette salle jaune.

Je me souviens de mon tremblement, et du leur aussi.

Je me souviens de m’être dit que rien que ce tour de table était déjà un théâtre puissant

Je me souviens de m’être dit qu’il fallait que je sois à la hauteur de ce groupe extraordinaire – unique. A la hauteur de la quête, personnelle, exprimée de chacun.

Je me souviens m’être dit que c’était cela le théâtre: pousser la porte et appeler la chose immense et inconnue qui nous bousculera à un degré si intime que plus jamais notre vie serait pareille. 

Je me souviens du défi, de la folie que c’était de prétendre à mettre en scène la plus belle pièce du monde. 

Je me souviens de notre acharnement à déchiffrer la moindre parcelle de cette pièce sans fond.

Je me souviens de notre bras de fer avec le non-sens de la vie. Et surtout avec la grande faucheuse. Et de la question posée à chacun: « être ou ne pas être».

Je me souviens du concerto en Do majeur de Bach.

Je me souviens du « Je ne joue plus ! Je ne joue plus » de Cécile, hurlé, en boucle, à la fin du spectacle. 

Je me souviens des morts sur le plateau, se relevant un à un.

Je me souviens du plus beau retour que nous avons reçu ce jour-là: « Ce soir, vous avez réveillé les morts ».

Je me souviens de Hamlet.

Je me souviens de TOUT

Je me souviendrai toujours de ce coup de fil d’Elisabeth, reçu dans la soirée, il y a douze ans,  pour me proposer d’intégrer les ateliers du TQI. 

Je me souviens de Dominique Bertola, disparue trop tôt, trop vite et de son infini amour pour les êtres et le théâtre et le cinéma et Deleuze. 

Oui, je me souviens de Dominique car j’occupe à présent sa place et j’espère que là-haut elle n’est pas trop mécontente de mon travail. Je me souviens d’elle et je la salue profondément et respectueusement. Je salue sa colère, elle qui était tout sourire et aimait l’ombre. Oui, je salue sa colère et son combat.

Je me souviens de TOUT

Je me souviens que le temps est hors de ses gonds.

Que les gens vivent pour qu’un jour naisse un homme meilleur, mon gars.

Je me souviens que les prédictions, je ne les entends pas.

Que chaque homme est une énigme

et que souvent l’oiseau s’en fout 

et aussi qu’il faut protéger sa tête avant d’abriter sa queue.

Je me souviens que je suis ici avec vous parce que cela ne me plait pas dehors.

Et que ma quête est une soif infinie de Beauté et que la nudité est notre costume le plus riche.

Je me souviens que le lieu de l’atelier est un lieu incroyable de recherche, de métamorphoses, de fulgurances, de bienveillance et de vérité.

Qu’il est aussi le lieu où le corps vit ses expériences les plus incroyablement irréversibles. Que l’on n’en sort jamais pareil – à moins de ne pas le désirer.

Qu’il est ce lieu qui nous fait grandir d’une manière aussi forte que la vie, sinon plus.  

Ce lieu de joie et non pas de bonheur car la joie est très proche de la très grande colère.

Je me souviens de TOUT

Je me souviens de ces prochaines années, que j’espère très nombreuses, où cela va être chouette de se souvenir d’avantage encore…