Je me souviens de TOUT
Je me souviens du terrible éclat de rire de Luce au moment d’assassiner la Petite Maleine et du bruit du chien, derrière la porte et de ma peur aussi au moment de ce baptême du feu.
Je me souviens du Roi Lear et de la danse d’Ophélie dans la lande.
Je me souviens des réveils de Rosaura et de la musique de Chaplin.
Je me souviens du carré de lumière des Bas Fonds et de la grande tirade de Satine sur l’Homme.
Je me souviens de la folle et magnifique aventure que cela a été de jouer toute l’Orestie en une heure
Je me souviens du café de Don Juan et de la statue du Commandeur, faite de bric et de broc – clin d’oeil à Ensor et jugé révulsant esthétiquement par un de mes collègues qui se reconnaitra.
Je me souviens de la voix d’outre tombe du fantôme d’Oedipe.
Je me souviens de TOUT
Mais je me souviens particulièrement d’un tour de table d’octobre 2011 où chacun devait dire pourquoi il était là.
Je me souviens de toutes les réponses données – en tout 13 – tant elles étaient aussi inouïes aussi INTIMES et bouleversantes les unes que les autres et de chacun des visages et de la qualité du silence qui régnait dans cette salle jaune.
Je me souviens de mon tremblement, et du leur aussi.
Je me souviens de m’être dit que rien que ce tour de table était déjà un théâtre puissant
Je me souviens de m’être dit qu’il fallait que je sois à la hauteur de ce groupe extraordinaire – unique. A la hauteur de la quête, personnelle, exprimée de chacun.
Je me souviens m’être dit que c’était cela le théâtre: pousser la porte et appeler la chose immense et inconnue qui nous bousculera à un degré si intime que plus jamais notre vie serait pareille.
Je me souviens du défi, de la folie que c’était de prétendre à mettre en scène la plus belle pièce du monde.
Je me souviens de notre acharnement à déchiffrer la moindre parcelle de cette pièce sans fond.
Je me souviens de notre bras de fer avec le non-sens de la vie. Et surtout avec la grande faucheuse. Et de la question posée à chacun: « être ou ne pas être».
Je me souviens du concerto en Do majeur de Bach.
Je me souviens du « Je ne joue plus ! Je ne joue plus » de Cécile, hurlé, en boucle, à la fin du spectacle.
Je me souviens des morts sur le plateau, se relevant un à un.
Je me souviens du plus beau retour que nous avons reçu ce jour-là: « Ce soir, vous avez réveillé les morts ».
Je me souviens de Hamlet.
Je me souviens de TOUT
Je me souviendrai toujours de ce coup de fil d’Elisabeth, reçu dans la soirée, il y a douze ans, pour me proposer d’intégrer les ateliers du TQI.
Je me souviens de Dominique Bertola, disparue trop tôt, trop vite et de son infini amour pour les êtres et le théâtre et le cinéma et Deleuze.
Oui, je me souviens de Dominique car j’occupe à présent sa place et j’espère que là-haut elle n’est pas trop mécontente de mon travail. Je me souviens d’elle et je la salue profondément et respectueusement. Je salue sa colère, elle qui était tout sourire et aimait l’ombre. Oui, je salue sa colère et son combat.
Je me souviens de TOUT
Je me souviens que le temps est hors de ses gonds.
Que les gens vivent pour qu’un jour naisse un homme meilleur, mon gars.
Je me souviens que les prédictions, je ne les entends pas.
Que chaque homme est une énigme
et que souvent l’oiseau s’en fout
et aussi qu’il faut protéger sa tête avant d’abriter sa queue.
Je me souviens que je suis ici avec vous parce que cela ne me plait pas dehors.
Et que ma quête est une soif infinie de Beauté et que la nudité est notre costume le plus riche.
Je me souviens que le lieu de l’atelier est un lieu incroyable de recherche, de métamorphoses, de fulgurances, de bienveillance et de vérité.
Qu’il est aussi le lieu où le corps vit ses expériences les plus incroyablement irréversibles. Que l’on n’en sort jamais pareil – à moins de ne pas le désirer.
Qu’il est ce lieu qui nous fait grandir d’une manière aussi forte que la vie, sinon plus.
Ce lieu de joie et non pas de bonheur car la joie est très proche de la très grande colère.
Je me souviens de TOUT
Je me souviens de ces prochaines années, que j’espère très nombreuses, où cela va être chouette de se souvenir d’avantage encore…